Écrit par Dr Abdourahmane Diouf
Mon choc initial a eu lieu dès mon arrivée en octobre 2009. Vêtu d’un manteau sombre, chemise et pantalon gris et des chaussures de ville noires, je me rendis au cours d’une fraîche matinée à l'université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand pour mes formalités d’inscription.
Les indications me menèrent vers un bâtiment spacieux au décor plutôt moderne. Dans le bureau réservé aux inscriptions, l’accueil qui m’a été réservé fut étonnante de froideur. La baronne des lieux est une dame, environ la cinquantaine qui répondit expéditivement à mes salutations.
« Je vous ai déjà donné un formulaire », lâcha-t-elle sans crier gare et sur un ton plutôt agacé.
Ne faisant rien paraitre de mon étonnement, je répondais calmement par la négative à la dame qui insistait encore et encore qu’elle m’eût remis ce fameux formulaire. Le balancier verbal entre elle et moi dura quelques minutes avant qu’un monsieur, un subsaharien ne s’amène d’un pas assuré pour signaler un document qu’il avait oublié sur le comptoir de mon interlocutrice qui aussitôt se rendit compte qu’elle m’avait confondu avec quelqu’un d’autre.
« L'hypothèse audacieuse selon laquelle j'étais là pour des "études africaines. »
« Dis donc, vous vous ressemblez tant », lança-t-elle coupant net, la conversation que j’avais aussitôt engagée avec mon « sosie » qui se trouvait être en fait un compatriote.
Civilité ! Je n’eus pas droit au plus petit mot d’excuse. Le « massacre » n’est pas fini, la suite est encore plus stupéfiante.
« Nous ne faisons pas les études africaines ici », balance-t-elle dédaigneusement.
Surpris, je lui demandais sèchement, « Vous me parlez ? »
Elle se répéta.
Je revenais à la charge sur un ton encore plus ferme, « En quoi cela me concerne ? Il est clairement mentionné sur mon dossier, études anglophones, spécialité américaine ».
« J’ai dû me tromper, une personne voulait s’inscrire pour faire des études africaines », prétexta-t-elle. Encore une confusion, et toujours pas la moindre excuse.
« ... une réalité bâtie sur des idées préconçues et souvent négatives sur les Africains...»
Ce premier contact l’administration a été choquant à plus d’un titre. J'étais là. Un nouvel arrivant en France, accueilli avec un manque total de civilité et de considération. L'hypothèse audacieuse selon laquelle j'étais là pour des "études africaines" était une préfiguration d'une réalité française à laquelle j'allais être confrontée à de nombreuses reprises tout au long de ma vie en France en tant qu'universitaire africain. C'était une réalité bâtie sur des idées préconçues et souvent négatives sur les Africains ; une situation dont j'avais jusqu’ici entendu parler. Maintenant que je suis en France, je suis donc appelé à la vivre au premier degré et à l'affronter sans faillir.
Ainsi, je conversais avec moi-même, sur le chemin du retour à mon logement situé à quelques encablures de l’université. D’esprit positif, je retenais de cette journée ma rencontre avec ce compatriote, qui allait devenir mon meilleur ami en France. Quelques jours après, mon inscription a été actée. La réalité dont je parle plus haut allait dans les mois et les années à venir jalonner tout mon parcours universitaire.
De Pikine au pied du puy de Dôme
Ma vie a débuté au Sénégal. Je suis un enfant de Pikine, une ville -banlieue de la capitale sénégalaise, Dakar. J’y ai fait l’école primaire jusqu’à l’obtention du certificat d’études avant de rejoindre le prestigieux collège privé Saint Michel sis dans le centre-ville de Dakar. Pikine avec ses bruyantes rues commerçantes, sa grande démographie, sa chaleur artistique et aussi ses coupe-gorges est un endroit qui forge le caractère. Un brin timide, j’étais studieux et sportif, durant mes années de collège-lycée, je jouais à la Jeanne D’arc, l’un des meilleurs clubs de Basket-Ball à l’époque.
Puisque j’étudiais à Dakar, la maison familiale devenait petit à petit un dortoir que je quittais à l’aube pour rallier mon collège après ce fut le passage au Lycée Lamine Gueye (aussi situé en plein centre ville), un établissement de renom où sont passés d’illustres personnalités comme la scientifique Rose Dieng ou encore le philosophe Souleymane Bachir Diagne qui enseigne aujourd’hui à l’université Columbia de New York. Ce cycle de ma vie a duré six ans, clôturé par l’obtention d’un bac littéraire en 2000. Ainsi venait le temps de l’université.
« J’arrivais donc en France, déjà nanti d’un diplôme de Maîtrise. »
La passion qui m’anime aujourd’hui pour les lettres en particulier anglophones surprendrait sans doute mes anciens camarades de collège car j’avais un penchant pour les mathématiques tout en n’étant pas mauvais en langues. Après avoir décroché mon BFEM, diplôme qui clôt le cycle du collège, j’ai dû accepter faute de place en Seconde S (science), une inscription en Seconde L1 (littérature).
Faisant totalement ma mue, je commençais à valser avec Césaire, Senghor et Hugo avec aussi de bonnes notes en Anglais. Une langue qui ne me quittera plus jamais à cause de l’influence d’un grand frère qui le maniait tel Shakespeare.
J’ai découvert la littérature américaine en 2001 à l’université de Cheikh Anta Diop de Dakar par le biais d’éminents professeurs dont Oumar Ndongo, Daouda Loum, Mamadou Kandji.
Dans les couloirs animés du département d’anglais, j’y croisais des camarades du lycée, notre passion commune nous réunissais. Au cours des deux premières années, nous suivrions un tronc commun avec diverses matières, nous passions de la linguistique, à l’histoire sans compter les immanquables cours de littératures africaine, britannique et américaine où nous fréquentions Chinua Achebe, Ngũgĩ wa Thiong'o, Toni Morrison, Dickens…
« Comme si l’hiver auvergnat ne suffisait pas, je devais aussi faire au quotidien à l’attitude glaciale de la plupart de mes interlocuteurs au sein de l’université. »
En 2009, j’arrivais donc en France, déjà nanti d’un diplôme de maîtrise en littérature et civilisations américaines. Je débarquais à Clermont-Ferrand, une belle ville universitaire du centre de l’Hexagone, bordée par les montagnes volcaniques des Puys de Dôme.
Une admission dans les universités françaises n’est pas chose aisée pour nous autres étudiants africains, la candidature porte sur une ou deux établissements, le choix doit être orienté vers là où on dispose de plus de chances d’être reçu. Bien qu’au départ mon premier choix n’était pas Clermont-Ferrand, je ne l’ai pas regretté au regard des belles rencontres et des amitiés nouées.
Venant d’un pays très ensoleillé, je devais faire face à la rigueur hivernale de la cité de Blaise Pascal, j'ai été confronté non seulement aux rigueurs académiques, mais aussi à la tâche intimidante de m'adapter à un climat totalement différent. Comme si l’hiver auvergnat ne suffisait pas, je devais aussi faire au quotidien à l’attitude glaciale de la plupart de mes interlocuteurs au sein de l’université.
« ...ces attitudes déraisonnables à mon égard parce que je suis : Africain. »
Parcours du combattant
Je fais partie d’une génération diplômée avant la mise en œuvre de la réforme LMD qui éclate le diplôme de Maîtrise en deux parties (Master 1 et Master 2). Sous ce rapport, l’université visiblement peu confiante en mes aptitudes voulait que je débute par un Master 1, un total recommencement soit dit en passant. L’idée d’une rétrogradation était bonnement exclue et ma résistance butait contre le scepticisme non feint de mes interlocuteurs. Face à ma ténacité, mon inscription directe en Master 2 fut finalement acceptée.
« J'ai vécu une expérience qui aurait pu ruiner tout ce que j'essayais d'accomplir. »
Mais je savais que ce n’était pas la fin de mon calvaire. Ainsi, je naviguais dans les méandres de la bureaucratie universitaire affrontant sans cesse des attitudes déraisonnables envers l’Africain que je suis. Dans cette ville universitaire, les têtes sont studieuses, de temps à autre, je savourais les rares moments entre amis.
Au moment d’achever mon année de Master à Clermont-Ferrand, j'ai vécu une expérience qui aurait pu ruiner tout ce que j'essayais d'accomplir. L’université m’a affecté une directrice de mémoire au comportement étrangement hostile. D’abord, mes premiers drafts lui donnaient des urticaires, elle laissa entendre que le français « sophistiqué » dans lequel ils étaient déclinés ne pouvait provenir de moi.
Dans ses certitudes, le maniement du français dit académique est visiblement le don exclusif d’un monde auquel je n'appartiens pas.
Au fond, elle savait très bien que je ne suis pas un plagiaire mais elle voulait tout bonnement entraver mon projet. Cette hostilité sans raison a culminé à un niveau où elle ignorait mes courriels et ne se présentait même plus à nos rendez-vous périodiques. Mon projet de mémoire n’avançait pas et je perdais un temps précieux comparé à mes condisciples.
J'ai dû la pousser jusqu'à ses limites pour montrer à ses collègues qu'elle n'était pas à la hauteur de son rôle d'enseignante. Le recteur, qui était en copie cachée de mes courriels non répondus, intervient et m’affecta un directeur de mémoire très dynamique et d’une grande ouverture d’esprit.
« Sur leurs visages, j'ai vu des expressions de perplexité dues à ma présence, en tant qu'homme africain, dans la salle de classe. »
En dépit de plusieurs mois de retard sur mon calendrier initial, j’ai pu soutenir mon mémoire et le jury m’a décerné la mention Très bien. J’avais plus que la moyenne requise pour poursuivre vers une thèse de doctorat. Faisant preuve de résilience, je surmontais les difficultés, contournais les écueils, je ne vivais que par mon objectif de réussite académique. J'étais prêt à poursuivre un doctorat.
La recherche doctorale est toujours une entreprise laborieuse sauf que ma peine a démarré à un stade précoce. J’ai passé plus de deux ans à la quête d’un directeur de thèse. Aucun professeur n’était disponible pour encadrer mes recherches, j’essuyais à la pelle des refus tantôt motivés tantôt immotivés. Certains déclinaient parce que mon champ de recherche n’était pas « leur domaine de compétence ou spécialité » tandis que d’autres ne se donnaient point la peine de répondre à mes courriels.
Tout en continuant à chercher un directeur de thèse, je quittais Clermont-Ferrand en 2012 pour m’installer à Paris, ma soif de connaissance me poussa vers la Sorbonne Paris 3. De cette université, prestigieux symbole du monde académique francophone, j'obtins un Master en Information et Communication.
Après avoir acquis ce parchemin, je me suis aventuré dans diverses activités professionnelles allant des études, enquêtes à l'enseignement de l’anglais dans des écoles et lycées parisiens.
De cette expérience professorale, je retiens des anecdotes révélatrices.
« Monsieur, avez-vous les mêmes diplômes que les autres professeurs ? », une question qui revenait souvent dans la bouche de certains élèves.
Sur leurs visages, j'ai vu des expressions de perplexité dues à ma présence, en tant qu'homme africain, dans la salle de classe. Ma réaction initiale était souvent de rire avant de répondre de manière pédagogique.
Tout au long de mon séjour parisien, je ne perdais pas de vue mon objectif de trouver un directeur de recherche pour enfin entamer ma thèse. Et un jour, un courriel tombe en provenance de l’université Le Mans dans l’Ouest de la France.
En route pour être un pionnier en France
Ayant lu mon projet, le Professeur Redouane Abouddahab, un spécialiste de la littérature américaine, m'a aussitôt invité à un entretien. À la fin de celui-ci, il a validé mon projet, reconnaissant son caractère ambitieux et surtout novateur, car une thèse sur Steinbeck n'existait pas encore en France. J’allais donc être un pionnier ! Cette perspective renforçait ma motivation.
« Il était temps pour moi de faire face au jury. »
J’avais enfin un directeur de thèse. Même si je ressassais les deux ans de galère qu’il m’a fallu endurer, je ressentais une grande satisfaction.
Je me suis mis à la corvée pendant quatre années de recherches intensives qui ont nécessité des voyages. Lorsque j'ai terminé, il était temps pour moi de faire face au jury et de défendre ma thèse intitulée : “Esthétique, Politique et Ethique : la création littéraire dans les romans de John Steinbeck”.
Je me suis retrouvé face au jury. Ces cinq personnes allaient décider de mon sort. C'est à eux qu'il reviendrait de dire si mes quatre années de sueur et de travail en valaient la peine. L'atmosphère dans la salle était assez cordiale. Mais il y a eu des moments de tension dans mes échanges avec le jury. J’avais conscience d’avoir travaillé avec méthode et dans une grande rigueur, ce qui me donnait de l’aplomb.
A la fin du « procès » , l'ambiance s'est détendue. J'ai obtenu le prestigieux titre de docteur de l'université Le Mans ! Le jury m'a adressé une pluie de félicitations. Ils m'ont interrogé sur mes projets futurs. Certains membres du jury ont noté avec enthousiasme que j’avais fait quelque chose d’inédit.
«Vous êtes le premier spécialiste de Steinbeck en France », m'ont-ils dit.
Nous sommes le vendredi 27 novembre 2020. J'ai triomphé ! Je me sentais soulagé et fier.
Une victoire sur ceux qui doutaient de moi
Après ce grade acquis de haute lutte, le monde académique français qui semblait si distant et froid, commençait à s’ouvrir. J'ai eu le privilège d'enseigner dans des universités françaises de renom, dont Paris Diderot et Paris Créteil où je formais en même temps le personnel administratif, comptable et financier sur les techniques de communication.
J’ai aussi fait un retour à la Sorbonne non pas comme étudiant mais comme enseignant dispensant des cours au département Langues de Sorbonne Paris 3 et un cours sur la politique américaine et britannique au sein du département juridique à Panthéon-Sorbonne Paris 1.
« ...croyant en moi et en la puissance de mes capacités intellectuelles. »
Ma vie d'étudiant en France avait démarré en octobre 2009 à Clermont-Ferrand, lorsqu'une personne chargée de l'inscription des étudiants m'a manqué de respect de manière flagrante.
Aujourd’hui, je me demande ce qu’elle dirait en apprenant le parcours que j’ai pu faire par la suite. Il en va de même pour ces autres, enseignants et autres personnels d’administration qui sans raison choisissent de vous barrer le chemin.
Je suis reparti à Clermont-Ferrand quelques années plus tard, invité au congrès annuel de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieure France, pour faire une communication. Une revanche pour moi de revenir dans ce temple du savoir avec le sentiment d’avoir accompli mon objectif et de prouver à ceux qui doutaient de mes capacités qu’ils ont eu tord.
D’après mon vécu, je peux soutenir que la réussite dans un contexte aussi difficile et parfois hostile nécessite, force mentale, patience et abnégation. C'était ma victoire et je l'avais acquise en croyant en moi et en la puissance de mes capacités intellectuelles.
Dr Abdourahmane Diouf est un Enseignant-chercheur vivant à Paris. Ses hobbies: lecture, voyage et basketball.
Mes honneurs professeur pour le parcours et pour ce beau texte très imagé.
BRAVO!